lundi 13 mars 2023

Behind the hatred there lies a plundering desire for love

  

“Mais pourquoi t’écoutes Morrissey? Je suis contente pour toi que t’ailles au concert, mais je comprendrai jamais pourquoi t’aimes ça, ses Wohooohhoyoyoyuo. En plus c’est un connard. »

Ma femme, que j’aime, mais qui n’aime pas Nick Cave non plus (adaptation libre)

 

Pourquoi j’écoute Morrissey ? Pourquoi j’aime Morrissey ?

Disons-le tout de suite : la plupart des clichés sur Morrissey ne sont pas loin de la vérité. C’est geignard. C’est grandiloquant. Théâtral. Les paroles, à quelques (lumineuses, toujours lumineuses) exceptions près, consistent à s’autodénigrer, à réclamer compassion et consolation, ou à rappeler à tous les autres qu’ils ne sont qu’un tas de cons.

Mais le sarcasme, (plus que l’ironie si souvent citée quand on en parle), la grandiloquence, ce sont des artifices indispensables pour pouvoir enrober et assumer des paroles d’une sincérité confinant à l’impudence. N’importe quel fan de Morrissey (ou même juste des Smiths), si vous lui demandez vraiment pourquoi il l’aime, vous parlera paroles presque instantanément. Je ne pense pas qu’il y ait d’autre artiste pour lequel j’ai la même tendance à revenir en arrière pour juste une phrase comme on se repasse un solo de guitare juste après l’avoir entendu.

J’ai découvert Morrissey en 2008, à la faveur d’une non-rupture. Mon (futur) meilleur ami, qui lui en traversait une vraie évoquait dans un mail « I know it’s over », et j’y donnais une chance - ça allait me changer du « If you see her, say hello » qui tournait chez moi. Pas de chance pour moi, ça allait me filer la parfaite B.O. pour ma prochaine non-rupture. Chance pour moi, c’était la porte d’entrée vers une passion qui nous mène au concert de jeudi dernier dont ce texte est, vous l’aurez deviné, un non-compte rendu.

 

Bientôt quinze ans que le Moz  (je trouve ce surnom ridicule mais il m’épargne le compte des « r » et des « s ») m’accompagne, et la meilleure représentation que je peux offrir de cet accompagnement est celle du diablotin sur mon épaule telle qu’on peut la voir dans les vieux cartoon. Il est l’expression plate et claire de mon égo comme de ma dépression, de ma résistance comme de ma fatigue face à ce que l’Univers jette sur mon chemin. Il est le héraut des gens qui ne se prennent pas pour de la merde parce qu’ils savent ne pas en être mais ne peuvent pas le dire en société sans quoi on les accuserait d’arrogance – et en développent une frustration, une aigreur, une misanthropie acide. (Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que "I know it's over" tient une place à part dans le coeur des fans - l'intervention d'une voix extérieure démontant tout l'édifice et l'artifice en quelques phrases transforme le titre en déchirant rappel à la réalité).

J’étais un petit gros binoclard avec une grosse année d’avance, je me faisais agresser au collège, j’ai commencé à devenir à demi cool au lycée et encore, et arrivé 2008 j’étais un étudiant d’école d’ingénieur qui avait retapé une année, pris dans le tourbillon des abus de la coolitude (même si j'ai aujourd'hui conscience que j'étais plus un connard qu'autre chose1).

Morrissey prenait mes frustrations comme mes souffrances et en faisait une splendeur prête à citer. En Juin de cette année, comme citation personnelle pour ma remise de diplôme, ma sélection se porta sur « It’s so easy to laugh, it’s so easy to hate, it takes strength to be gentle and kind”. Je dois bien admettre avoir emprunté la voie facile plus qu’à mon tour en dépit de ce choix.

Voilà pourquoi j’aime Morrissey : parce qu’il a l’intégrité d’être lui là où je n’ai pas toujours celle d’être moi. Ces gémissements et yoddles2 que j’imite mal dans la salle de bain, ils sont déjà en moi et ne demandent qu’à sortir. Morrissey a le talent de tous les grands paroliers : savoir mettre en mots des sentiments qu’on n’a même pas conscience d’avoir.

 Comment pourrais-je ne pas apprécier, même plus, me sentir concerné, par la musique de celui qui a écrit (et ouvert son tour de chant l’autre jour avec) « Won’t somebody stop me/ from thinking all the time ? / So deeply / so bleakly /About everything »3 ? La question peut-elle même se poser pour quelqu’un qui me connaît ?

 

Alors que dire de plus ? « Cela excuse-t-il d’être un connard ? », je pense que c’est ça la prochaine question.

On va pas s’amuser à dissocier l’homme de l’artiste (tu as raison, laissons cela au monde du cinéma) , mais on va charger la mule sur le Personnage ? En fait, je n’ai pas envie de l’excuser, mais c’est aussi parce que… en fait j’aime bien le fait que ce soit un connard4. Encore une fois, c’est l’image du diablotin qui revient. Rockstar contre son gré, Morrissey incarne toutes les déviances du monde auquel il appartient : que l’auteur de « Paint a vulgar picture » 5 s’échine à rééditer ses albums de seconde zone au point de rendre les versions initiales presque inaccessibles, qu’il se fâche avec sa maison de disques au point que ce qui se présentait comme son meilleur album en 10 ans finisse sous clé, ou même qu’il ait des sorties de gout douteux (et le fait est que jeudi il nous a sorti une paire de trucs que CNews ne renierait pas – même si rien de légalement répréhensible), je le prends avec le reste du package. On n’aime pas Morrissey comme on aime un autre artiste. On l’aime comme un club de foot qu’on suit à travers les hauts comme les bas. On est son supporter. Et croyez-moi, des fois, c’est ce qu’on fait : on le supporte. On peut pas tous les jours être un sweet & tender hooligan.

 


Et du coup, ce concert de l’autre jour ? Eh bien il avait deux qualités majeures : il a eu lieu, et j’y étais. Moi qui avais mon billet pour le Grand Rex en 2009 et n’ai pas voulu l’échanger contre un billet au Zenith après l’annulation / report parce que d’un coup on changeait de tournée (on passait de Years of Refusal à Swords, la compile de faces B), pour découvrir que ce soir là IL A JOUE ASK, ben j’avais une revanche à prendre.

Et… c’était bien. C’était convaincant6. Bien qu’au balcon et assis (les sièges de Pleyel sont surprenants de confort, soit dit en passant), j’étais investi. Et bien sûr, le fait d’être là avec celui qui m’a ouvert la porte vers cette œuvre (je ne suis même pas sur qu’il se souvienne l’avoir fait, ni de le lui avoir rappelé ce soir-là), était hautement symbolique: a peu de choses près je le connais depuis aussi longtemps que Morrissey. Et des gens qui comprennent instinctivement en voyant un titre comme « Everyday is like Sunday », que ça va pas causer de la joie du repos mais de l’angoisse de longs après-midi d’ennui (cette période glaçante entre la semaine des Guignols et Ca cartoon), on en croise pas tous les deux jours.

Et Morrissey était ce qu’on pouvait attendre de lui. Charmant, amusant, mythomane, arrogant, délivrant des vérités toutes faites (entre autres sur la vérité elle-même), on a eu droit à quelques reprises des Smiths qui bien sur nous ont réjoui (ou secoué), mais aussi à un salutaire rappel que Morrissey solo reste un artiste qui compte et qui sait sortir de grands titres. Avec un répertoire tel que le sien, on pourrait s’attendre à ce qu’il fasse le même tour best of depuis 2004 (personne ne se plaindrait s’il venait pour la setlist du Live at Earl’s court), mais non. Et c’est ainsi que se re-révèlent à nos oreilles et sous nos yeux « Our Frank », « Jim Jim Falls », « The bullfighter dies » (l’instant PETA) ou (apogée du soir pour moi) « Trouble loves me »7 (dont j’avais presque oublié l’existence mais qui fut livré en une merveilleuse prestation).

 Le concert a duré une bonne heure et demie, quelque 20 titres dont les ¾ furent un plaisir (que quelqu’un m’explique cette insistance à garder « the Loop » dans la setlist). Le final fut aussi réjouissant que chaotique que thématiquement cohérent (des gens qui se tabassent sur Sweet & Tender Hooligan pour récupérer le T-shirt lancé par la Moz dans la fosse), et on est partis un peu confus mais surtout satisfaits. Qui sait quand l’occasion se représentera ? Si les statistiques récentes valent quelque chose… pas avant au moins 5 ans.

Alors ce n’était peut-être pas le meilleur concert jamais joué, mais il suffira. Il en a joué des mieux et de moins bien. Mais en tous cas… Ce concert, c’était le mien, et c’est l’essentiel. Et comme Morrissey en 2008… Je ne le savais pas, en y allant, mais j’en avais besoin. 

Thank you, thank you, thank you for getting me what I didn’t even know I wanted.

  

(Heureusement que le gars qui chante dans la fosse chante pas horriblement faux)

  

 

1 Une anecdote caractéristique : vers 2015 je me suis retrouvé à bosser avec un gars, genre premier de la classe qui était dans la promo en dessous de la mienne. La fin de ma mission arrivant, faisant le tour des bureaux pour dire au revoir, j’ai vécu un épisode de dissonance cognitive totale, alors qu’il complimentait sans fin le moi d’aujourd’hui tout en crachant sur le moi de 2007 / 2008, évoquant l’agréable surprise que c’était « d’avoir des conversations si intéressante avec quelqu’un qui sait autant de choses que moi », ce à quoi « il ne s’attendait vraiment pas ». A ceci près que le moi de 2008 était déjà ce gars qui savait des choses et était capable d’avoir ces conversations intéressantes… et que je n’avais jamais pensé avoir à ce point changé.

2 Le yoddle chez Morrissey, c’est comme les numéros de danse dans les comédies musicales : c’est ce qu’on utilise quand les mots ne peuvent plus exprimer les choses.

3On remarquera comment tout est là, dans ces quelques lignes : La souffrance, l’appel implorant à l’aide, la dépression, mais bien sur l’égo – ce « so deeply », seul Morrissey oserait le mettre.

4 En fait j’aime bien les connards dans le monde du rock. Mais les vrais. Si l’on veut prendre d’autres mancuniens comme exemple… les frères Gallagher. Je comprends qu’ils aient déçu leur public en splittant en coulisses juste avant de jouer, mais… ça ne pouvait pas finir autrement, on le savait, et c’est en partie ce qui les rendait précieux à nos yeux.

5 At the record company meeting / Re-issue! Re-package! Re-package! / Re-evaluate the songs / Double-pack with a photograph / Extra track (and a tacky badge)

6 Et je n’utilise pas le terme ironiquement, ni à la légère. Si à la fin d’Irish Blood English Heart Moz nous demandait d’aller envahir Buckingham Palace, j’en étais, hein.

7 Tapant ce titre, je réalise qu’il y a une dimension supplémentaire de l’œuvre Morrisséenne que je n’aborde pas : sa vie c’est de la merde mais c’est rarement (jamais) de sa faute. C’est le côté maudit, shakespearien du Personnage. Aussi : « Show me a barrel and watch me scrape it », ça c’est des paroles bordel.